07 juillet 2010

Du point de vue administratif

La première crise, elle ne l'a pas vue arriver. Elle était en train de repasser. En écoutant Barbara. Elle adorait et adore encore sa voix et sa respiration si proche de l'apnée. Sa rue nantaise. Elle en était là de ses divagations, lorsque le téléphone a sonné.

Elle a posé le fer sur sa tranche et décroché. A sa façon de respirer elle a identifié sa voix. Une fois de plus elle s'est dit "ne dis rien, écoute-le, ne fais aucun commentaire, c'est lui qui appelle, c'est lui, qui a quelque chose à dire". Et tout a basculé. Voilà qu'elle lui fait un reproche. Pourquoi ! Elle n'était tout de même plus une enfant, son enfant. Il ne l'invitait jamais, et alors ? Il ne parlait d'elle à personne et alors ? Il ne l'avait jamais présentée à quiconque, et alors ! Pourquoi lui a-t-elle dit "Tu fréquentes des tas de gens et ni tu parles de nous, ni tu nous présentes, combien de pères font-ils cela ?" Il n'y avait pas qu'elle, ses quatre frères et soeurs aussi subissaient le même désintérêt. Quand il a répondu "Administrativement tout le monde sait que j'ai quatre enfants !"
Elle a raccroché. Présents, mais seulement sur le carnet de famille.
C'est à ce moment-là que la douleur s'est installée. Un rien, un plus, fulgurant, intolérable. Le fer à repasser souffle, renifle, renâcle. Pour un peu il porte des cornes, il est noir et elle, elle se trouve en Camargue.  La Camargue est là. Mais elle, elle n'y est pas. Où est-elle ? Incapable de se tenir debout, elle se plie, se replie, se déplie, porte ses mains à son cou, roule des yeux, gémit, râle. Pense. Que sa dernière heure est arrivée. Tente de parler. De dire. En vain. Alors elle s'allonge, se redresse, s'allonge, se redresse, ouvre la fenêtre.

Profitant d'un mieux, elle s'étire vers le téléphone, le décroche et indique le 02 28.82.22.88. C'est le numéro de son médecin. Un silence. Une promesse. "Je vais venir". Elle l'attend. Elle ne sait toujours pas comment se tenir. Accroupie, debout, devant la fenêtre. Le temps passe il ne vient pas. Elle appelle une amie. 02.23.32.22.33  Elle éclate de rire "T'inquiète, c'est une angoisse. Tiens bon. J'arrive" Une angoisse ? C'est quoi ça, une angoisse.
 Elle lui a dit de s'allonger. De respirer, du ventre."Qu'est-ce que tu racontes, respirer du ventre ?  Cékoassa,  On respire par le ventre maintenant, jamais entendu dire ça".
Mais elle est un brin obéissante. Le ventre gonfle, dégonfle.  "Un doigt de thé pitchoune, tu as l'air d'aller mieux !"
"Heureusement que tu es venue si j'avais dû attendre le médecin"
On sonne à la porte. Justement le voilà le médecin. Il rit "Vous riez, alors que j'ai manqué mourir ?"  Il rit plus fort. "Allons allons, ne m'en veuillez pas je savais que vous ne risquiez rien !"

Elle s'est habituée à la visite des angoisses. Elle s'est mise à écrire. . Pour ne pas tourner en rond. Pour ne pas trébucher. Pour se reprendre. Se remettre.Pour lutter
La main sur la poignée, prêt à partir mais visage vers elle, il commente " Vous devriez prévoir de faire quelque chose, du sport, du chant, du théâtre,que sais-je, mais je ne vais pas choisir pour vous" Elle a opté pour le sport. Et tant qu'à faire, pour la varape. Pourquoi ne pas varaper.  Depuis elle varape. D'abord, dans le quartier, en salle, sur les murs. Ensuite dans les parcs alentours. Puis, régulièrement, sur une falaise au bord d'une rivière. Bientôt c'est en montagne. Les Alpes pour être précis.

C'est sûr elle ne le rencontrera pas là haut au moins. C'est vrai qu'il était devenu obsessionnel. Elle ne s'en était pas rendu compte. Mais il avait pris beaucoup de place dans sa tête. A sa façon, pourtant elle l'avait éloigné. Plus de carte, plus d'appel, plus d'invitation. Les invites c'étaient faciles. Jamais il ne l'avait invitée. Pas plus que ses enfants.

Cet été là, varape dans les Alpes. Par plaisir. Par goût. Pour la varape quoi ! Et non pas pour lui échapper. Finalement, elle n'y pensait plus. Il ne rôdait plus dans sa tête. Ses enfants avaient repris, avaient pris contact avec lui. Les portables, c'est pas si mal. A eux de tricoter leur relation, qu'elle n'avait jamais empêchée. Bien au contraire. Mais il ne mettait guère d'intérêt à les rencontrer. Faut dire qu'il avait fini par vivre avec elle. Elle. Huit année de plus que sa fille aînée.

Sûr que si elle levait une main cinq doigts touchaient le ciel
Le paysage était magnifique. L'animateur la félicitait. Tout était parfait. Il a seulement fallu que Romain s'approche d'elle. "Un p'tit verre, ma fabuleuse !" Oui, il faut entendre que, aux campements, elle s'était laissée allée. Faut dire qu'il était parfait. En fin presque. Plus grand, bien plus grand qu'elle. Radieux, souriant, les yeux clairs. J'ai dit clairs. Non, pas bleus. Et surtout qu'il avait le geste qu'elle attendait depuis si longtemps.

Rien n'est parfait dans la vie. Il a voulu savoir. Ce que faisait son père. Il a éclaté de rire. Il a dit "Non c'est pas vrai !" Quoi, qu'y a-t-il, qu'ai-je dit encore. Elle avait pensé.

Vous seriez la fille de ? C'est pas possible !

Comment ça c'est pas possible ! Si je vous le dis. Bien sûr que si. Je vous le redis d'ailleurs, cet homme-là que vous connaissez, c'est mon père.

Votre père ? C'est impossible. Je travaille dans le même établissement et administrativement tout le monde sait que Monsieur et Madame Thomas n'ont pas d'enfant ! Pas un seul. Ils ne peuvent pas en avoir !

Elle n'a envie que d'une seule chose : posséder des ailes, courir, prendre son élan et se jeter dans le vide en décollant. Mais elle ne sent que la douleur. Là, dans la poitrine, coincée derrière le dos, écrasant son larynx.
Elle vacille, elle s'étale au sol. Vite de l'aide !
J'arrive, criez pas, ce n'est pas grave !

C'est le médecin. La crise, elle ne l'a pas vue arriver, mais le médecin, vu et entendu oui. Alors ça lui a suffi. Elle s'est redressée et elle a dit en regardant le jeune gardien de prison "Pardonnez-moi Romain, je redescends"

Quelquefois, parfois, dans la prison où il est gardien, Romain se dit qu'il regrette.... de n'avoir pas parlé davantage, de ne pas l'avoir retenue, de ne pas l'avoir suivie.
Quelquefois, parfois, au bord de la falaise qu'elle choisit d'attaquer, elle se dit qu'elle regrette qu'il ne l'aie pas suivie, retenue, qu'il ne lui aie pas parlé... d'elle. Varape varape varape ma belle, pourquoi varape-t-elle ? Elle ne veut pas savoir. Elle varape.