A chaque Noël l'ambiance empirait. Au tout premier tous les oncles tantes cousins cousines fils filles et pièces rapportées étaient là autour de la grande table. Chacun chacune se regardait, comme s'il découvrait cette manière, odieuse, qu'il avait de s'adresser à l'une ou à l'autre : rien que des femmes bien sûr, mais surtout à sa femme. Chacun, chacune se demandait s'il allait oser recommencer. Chacun chacune se demandait s'il devait réagir. Personne ne lui répondait.
Petit à petit, aux réveillons suivants, les participants furent de moins en moins nombreux à répondre "Présent". Jusqu'à ce jour où moi, qui ne faisait partie d'aucune famille, qui n'avait d'autre lien amical avec elle que le partage des chants de la manécanterie, qui n'avait entendu que parler de tous ces réveillons râtés, sans réfléchir j'avais accepté de passer avec elle, avec lui, avec leur enfant, le réveillon de cette année 3009. Dans l'après midi du lendemain, je ne savais que marmonner, marmeler, le corps paralysé "je n'en reviens pas, je n'en reviens pas, j'en tremble" et en même temps je me rappelais. Ils n'avaient d'autres invités que moi. Pesonne plus ne viendrait faire carillonner le gong. Je me retrouvais bel et bien à un réveillon de Noël entre mari, femme et enfant, leur seul enfant. Lui-même d'une bonne dizaine d'années, envoyé au lit "pour ne pas voir le Père Noël" ! En l'entendant je me souvenais m'être retenue de réagir. Je m'étais inquiétée : drôle le réveillon ! Pourquoi avais-je répond Oui à l'invitation ? La manécanterie nous liait, mais autre chose aussi à laquelle je n'avais plus pensé. Quand il est entré je l'ai salué. Il a répondu sans un seul regard, sans aucun sourire, d'un seul et bref mouvement de tête. Puis il a marmonné trois mots. J'ai plongé la tête en avant, sans oser croiser le regard de mon amie. Avait-il bien dit "ça pue le russe ici !" Mon corps s'est figé dans l'instant. Ma tête a fait de même. J'ai cru qu'elle serait incapable de bouger de nouveau. Cependant quand je trouvais la force de la relever, je rencontrais les yeux écarquillés de mon hôtesse et sa jolie bouche toute pincée par la surprise qu'il attaque ainsi la soirée d'emblée sur le ton du mépris ! D'ordinaire il ne le réservait qu'à elle.
Elle m'avait parlé parfois du comportement étrange de son mari. J'écoutais sans faire de commentaire. Parfois je doutais même de ses propos. Ce soir j'étais témoin et il me mettait à son niveau : il venait de faire allusion à mes propres grands racines : mon grand-père était né en 1919 à Mourmansk. Un pas avait été franchi. J'assistais pour de vrai à l'une de leurs trop célèbres joutes.
Question : y aurait-il escalade ? Je ne bronchais pas. Elle déclara "à table" et nous quittâmes le salon. Dans sa voix il y avait comme un zeste de frayeur. Il s'est déplacé en souriant étrangement, le regard perdu à l'horizon et d'une main, épaule penchée, il tapotait les flancs de leur grand chien noir.
Je m'interrogeais de nouveau "Avais-je bien entendu ?"
Lui on ne l'a plus entendu de tout le repas. Il s'est tenu immobile, sur sa chaise fesses comme collées au coussin. Jusqu'à la dernière beurrée de bûche, jusqu'à la dernière vodka.
Je devais dormir chez eux. Je n'en avais plus aucune envie. Elle a insisté. J'ai cédé.
Le lendemain quand je l'ai revue, j'ai pensé que toute ma vie je me reprocherais de ne pas lui avoir demandé de venir dormir chez moi avec son fiston.
Elle était étendue sur son lit, blanche comme neige, le regard terrorisé. Les fonctionnaires de police prenaient ses dernières mesures.
Je décrivis tout ce que j'avais vu et entendu durant la nuit.
On me raccompagna dans le hall.
Quand j'apparu il s'y tenait debout et menotté. Tous les regards se tournèrent vers Lui quand il articula avec lenteur ces cinq mots "ça pue le russe encore !"
"Allez on l'embarque !" déclara le commissaire de police.
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