15 janvier 2008

Son dernier foie gras

Onze jours que je l'ai quittée. Mon fils m'a dit "cette fois, elle est devenue vieille". Je n'ai pas voulu voir. Difficile d'admettre que le piédestal sur lequel je l'avais montée se brise. Mais quelle dignité. Vouloir être debout, toujours, encore. Je n'ai pas vu venir. Ces jambes raidies, ces accent circonflexes quand elle s'allonge, ses genoux qui veulent toujours dépasser de la couverture. Je n'avais d'elle que sa voix, souvent souriante, encore jeune et tonique, rarement affaiblie mais hier. Hier. Elle m'a parlé. Jamais elle ne m'avait dit cela "Je souffre" L'aveu. "Je ne vais pas bien" quelques fois. "Je souffre" Jamais Et tout de suite après "Non non, ne viens pas, reviens quand j'irai mieux !" Elle aura 86 ans le 16 avril. Mais je crains que... Ses jambes ne la portent plus, sa tête se débranche. Elle a toujours pensé à demain, à plus tard. Le jour de mon départ elle se tenait debout. Elle m'a dit     "Prends un foie gras."
Pourquoi ai-je répondu non ? Bête que je suis, pourquoi lui avoir refusé ce plaisir ? Je voudrais l'avoir là ce foie gras, sous mes yeux, posé dans une assiette. Je voudrais le pénétrer de mon couteau doucement avec lenteur, en conscience. Je voudrais le trancher et le déposer sur ma langue et le sentir fondre sur ma langue lentement, longuement, en communion avec elle. Il ne serait plus foie gras, il deviendrait elle et je la tiendrais dans mes bras, je ne l'écraserais pas, elle est devenue si faible, mais je la serrerais avec une douce fermeté. Cependant je n'ai su que lui tenir la main. Cependant cette main raidie, cette main tordue par de longs travaux, par le stress permanent sûrement, cette grande main a frémi sous mes doigts. Elle s'est abandonnée. Mi-riante, ma mère, mi-pleurante, je n'ai su que t'embrasser. Tu t'es réveillée. Tu as regardé la pendule, à des kilomètres de là. Tu as dit "il n'est que 02 h ?" -c'était vrai- Tu m'as souri. Tu t'es allongée avec toujours cette retenue dans les cervicales et tu as de nouveau fermé les yeux pour vivre ta respiration étonnante, et sifflante, parfois suspendue jusqu'au.... Mais non, tu respirais de nouveau. Il pleut, il vente, fort, très fort. Un vrai temps d'automne. Les crocus jaillissent sur le balcon, crèvent les tapis verts des squares, les mille et une bulles de soleils provençaux et parfumés soulignés de légères feuilles gris-vertes et crantées explosent dans le jardin de Maya, les anémones que tu préfères- déroulent leurs branches. La vie n'attend qu'un instant pour se mettre en printemps. Les fleurs, c'est toi maman. Le printemps c'est toi. Je pense à toi.

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